Prédictions
30/10/2003
Le jeune chanteur regardait la vieille bohémienne en souriant.
— Vous dites que je serai une star dans quarante ans ?
— Oui, gadjo.
— Mais j'aurai SOIXANTE ans !
— Oui, gadjo.
— Quelle horreur ! Je serai sûrement ridé comme une vieille pomme blette !
— Non, gadjo. Tu te feras traiter contre les rides grâce à un poison. Tu prendras aussi une pilule pour rester jeune, et peut-être une autre pour tes érections.
— Vous avez trop fumé, la vieille ! Du poison pour les rides ?
— Oui, gadjo. Un poison mortel, celui qui cause le botulisme : ça tue des tas de gens. Dans ces années-là, les riches qui ne voudront pas vieillir s'en feront injecter toutes les trois semaines.
— Quel monde de cinglé !
— Oui, gadjo.
— Mais le chant ? Avec tout ce que je me mets quand je pars en foire avec mon copain, là, je risque d'avoir un peu perdu le souffle, quand même ?...
— Ne t'inquiète pas de ça, gadjo. Tes concerts ne ressembleront à rien de connu aujourd'hui : il y aura des écrans de télévision couleur de 30 mètres derrière toi, des lumières très fortes qui aveugleront le public, et le son sera plus terrible que le bruit d'un avion qui décolle. Alors que tu chantes bien ou pas, tu parles si on s'en fichera ! Il y aura aussi une rumeur sur ta « doublure », un type avec la même voix que toi pour prendre le relais quand tu n'arriveras plus à chanter. Mais ça, je ne sais pas si ce sera vrai : je suis voyante, pas producteur de spectacles.
— Et qu'est-ce que je ferai de ma vie ?
— Tu t'afficheras avec une jeune femme qui pourrait être ta petite-fille, tu ouvriras une discothèque de mauvais goût, tu passeras ton temps à faire la fête et à dépenser ton argent.
— ... C'est dingue... Quelle vie de con !
— Oui, gadjo. Mais c'est le prix à payer.
— Le prix à payer ? Pour quoi ?
— Pour rester en vie. Tu vois ton copain guitariste, là ? Celui qui est en train de faire des bulles avec sa bouche sur le canapé ?
— Ouais, qu'est-ce qu'il a mon Jimi ?
— Il va laisser deux ou trois chansons de légende dans l'Histoire du Wock'n'woll, et puis il va mourir. D'une overdose. Ça t'étonne ?
— Merde ! Jimi !
— Alors que toi, je te propose une vie longue et pleine d'argent.
— En échange de quoi ?
— De la médiocrité !
Il y eut un grand trait de lumière, et une légère odeur de souffre. La vieille bohémienne s'était transformée en diable rouge et ricanant.
— C'est odieux, votre marché.
— C'est normal, je suis diabolique.
— Allez, topons-là. J'ai pas envie de mourir si jeune.
— Alors « abracadabra », comme on dit vulgairement !
Un petit « plop » se fit entendre distinctement, un bruit de bouchon qui saute. La bohémienne avait repris son apparence initiale.
— Tu as fait le bon choix, gadjo. Tu seras idiot, mais vivant.
— Hein ?
— Bon, c'est pas tout ça, mais j'ai à faire, moi. À un de ces quatre !
— Hein ?
— Oh la la... J'ai encore trop forcé la dose sur le crétinisme... ÇA VA ? Tu reprends tes esprits ? Tu te souviens de ton nom, quand même ? La vache, ces yeux vides et cet air hébété ! J'ai vraiment eu la main lourde, aujourd'hui... Tu reviens à toi, Johnny ?
— Hein ?
— Johnny Hallyday ! C'est ton nom, imbécile ! Oh, et puis zut, j'abandonne. Allez, salut !
*
Quarante ans après cette histoire, je suis allé voir Johnny en concert, cette semaine. Pas pour me moquer, mais parce que je voulais voir à quoi ça ressemble, une grosse prod.
J'ai pas été déçu.
Surtout quand il a parlé. À un moment, il a dit « J'ai quelque chose d'important à vous dire ! » (silence attentif de la foule) « Décidément, qu'est-ce que je vous aime ! » (ovation de la foule en délire).
À un autre moment, après une chanson, il a dit « je suis particulièrement content de chanter cette chanson, parce que ça faisait très longtemps que je ne l'avais pas chantée sur scène. Et.. Je crois... (il réfléchit) Qu'il faut chanter les chansons qu'on n'avait pas chantées depuis longtemps... D'ailleurs... (il réfléchit très fort) Celle-là, je l'avais jamais chantée sur scène ! ».
Mais ces trop rares moments d'humour ont quand même été pas mal entrecoupés de musique très, très, très forte.
Comme vous le savez, on mesure le bruit en décibels. C'est un calcul assez compliqué, parce que c'est exponentiel : 101 décibels, c'est pas un centième plus fort que 100, ce serait trop facile, et les acousticiens sont des pervers qui font leurs mesures en ricanant et en laissant derrière eux un léger parfum de soufre.
Bref. Il y a des seuils autorisés : chez nous, c'est 110. Je crois (mais faudra vérifier, hein, vous croyez pas que je vais me faire chier à chercher de la documentation) qu'on définit qu'à 120, on atteint le seuil au-delà duquel le son devient douloureux pour l'Homme.
Les ingénieurs du son de Johnny, ils ont défini un nouveau seuil : celui où on a les oreilles qui saignent.
Après un concert de Johnny, les acouphènes qui suivent sont encore de Johnny.