J'ai rêvé d'un autre monde

Pendant qu'un mien ami se réjouissait de voir Paul McCartney en concert, j'acclamais Jean-Louis Aubert. C'est tout moi ça : à l'époque où mes camarades de classe échangeaient des logiciels sur AMSTRAD CPC-464 (eh oui, je suis vieux), je ramais tout seul sur mon TRS-80 modifié 82… Quand ils partaient en vacances en Martinique, j'essayais de ne pas attraper froid en Ardèche. Et quand ils avaient leur permis de conduire à 18 ans, je récupérais un pauvre vélo d'occase.

Un jour, je vous jure que c'est vrai, j'étais vachement content parce que mon directeur m'avait envoyé à un concert de Conte (je travaillais dans la Culture, à l'époque). Je croyais voir Paolo Conte. Il s'agissait de son frère Giorgio : on s'imagine qu'on va voir Gérard Philippe dans la cour d'honneur du Palais des Papes d'Avignon, et on se retrouve devant Francis Huster à la MJC de Bobigny…

Un soir de très grande solitude morale, il y a une dizaine d'années, j'ai même échoué à un concert de Marianne Faithfull dans un Zénith de Province, alors que j'avais dans ma poche des billets pour les Stones qui se produisaient le même jour à Paris. Je ne vous cache pas que j'ai versé des larmes de sang, au moment où elle a entonné Sympathy for the devil avec sa voix rauque mouillée de gin, et que j'imaginais la lumineuse version que Jagger devait en faire, pile au même moment…

*

Il y a aussi cette anecdote fabuleuse du concert de Pink Floyd : toute la bande s'était rendue au concert de Chantilly. À la fin du show, un de mes copains, qui ne fume pas de shit, commençait à s'ennuyer ferme au milieu des autres, vu que ça commençait à rouler à des cadences que la CGT n'aurait pas manqué de qualifier d'infernales. Il s'est donc rapproché de la scène, et, comme il a une dégaine inimaginable de roadie plus vrai que nature, les gars de la sécu l'ont laissé rentrer en backstage en croyant qu'il faisait son boulot au milieu des autres. Résultat, mon pote s'est retrouvé dans la loge, à 20 cm de Gilmour qui tapait le bœuf avec ses copains. Moment de gloire pour le copain en question, et honte jusqu'à la 127ème génération pour les autres qui, avec des yeux de lapin myxomatosé, s'enfumaient joyeusement sur la pelouse.

Sauf que ce que l'histoire ne dit pas, par compassion pour moi, c'est que si TOUS mes copains étaient là-bas, j'étais pour ma part resté dans ma campagne natale pour cause de train raté ou d'un quelconque autre épisode foireux que j'ai préféré oublier.

Bref.

Comme dit ma copine Docteur-Névrose, qui est américanophile, « Nonal is always fucked off ».

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Donc, hier soir, j'étais au milieu du public de Jean-Louis Aubert.

Un public assez rigolo, d'ailleurs : des employés de banque, des agriculteurs, des courtiers en assurances, des caissières, des cadres moyens, des profs de sport, des tourneurs-fraiseurs… Enfin des gens qui avaient entre trente et quarante ans, quoi.

Imaginez, un Zénith entier de grisonnants, de dégarnis, et de bedonnants, venus boire à la fontaine de Jouvence l'eau amère des souvenirs d'adolescence... Le gars qui était juste derrière moi, par exemple, n'avait pas eu le temps de passer se changer en quittant son boulot. Résultat, il transpirait dans son costard, la cravate roulée dans la poche, mais ça ne l'empêchait pas de frétiller sur place comme un gardon sorti de l'eau.

Et moi, au milieu de tous ces gens, à me demander si j'étais AUSSI VIEUX QUE ÇA, merde ?

Jusqu'à ce que le concert commence.

Parce que là, ça a été la revanche du TRS-80 sur l'AMSTRAD. Le pied-de-nez de l'Ardèche trempée à la Martinique fleurie. Le geste obscène de Marianne Faithfull en direction de Mick Jagger.

Ça a été deux heures géniales.

Un concert nerveux, bien foutu, bien sonorisé, avec des gros lights et du gros son, et puis aussi des moments de foutue magie intimiste comme on aimerait en voir plus souvent (suivez mon regard).

Le Aubert a une énergie de cinglé, le Kolinka est toujours aussi facétieux, et je vous dis pas le plaisir immense que j'ai eu à voir ces deux-là enquiller des titres de Téléphone comme autant de cadeaux bonus pour le public. Entendre La Bombe Humaine, Argent trop cher, ou même Un autre monde au milieu de cette foule heureuse, ça m'a fait oublier fissa la gastro qui avait failli m'empêcher de venir, et j'ai récupéré des sensations qui dataient de mes quinze ans.

Du coup, je n'ai plus trouvé ridicule du tout ce public de trentenaires qui s'éclataient. On n'a pas tous les jours l'occasion de se faire plaisir, nom de Djerk !

Comme en plus Aubert a chanté un poème de Boris Vian qui m'a toujours fait des trucs bizarres le long de l'échine, je ne résiste pas au plaisir de vous le livrer in extenso : on n'a pas non plus tous les jours de se faire du bien avec de la poésie des années cinquante.

ILS CASSENT LE MONDE

Ils cassent le monde
En petits morceaux
Ils cassent le monde
À coups de marteau
Mais ça m'est égal
Ça m'est bien égal
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j'aime
Une plume bleue
Un chemin de sable
Un oiseau peureux
Il suffit que j'aime
Un brin d'herbe mince
Une goutte de rosée
Un grillon de bois
Ils peuvent casser le monde
En petits morceaux
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
J'aurai toujours un peu d'air
Un petit filet de vie
Dans l'œil un peu de lumière
Et le vent dans les orties
Et même, et même
S'ils me mettent en prison
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j'aime
Cette pierre corrodée
Ces crochets de fer
Où s'attarde un peu de sang
Je l'aime, je l'aime
La planche usée de mon lit
La paillasse et le châlit
La poussière de soleil
J'aime le judas qui s'ouvre
Les hommes qui sont entrés
Qui s'avancent, qui m'emmènent
Retrouver la vie du monde
Et retrouver la couleur
J'aime ces deux longs montants
Ce couteau triangulaire
Ces messieurs vêtus de noir
C'est ma fête et j'en suis fier
Je l'aime, je l'aime
Ce panier rempli de son
Où je vais poser ma tête
Oh, je l'aime pour de bon

Il suffit que j'aime
Un petit brin d'herbe bleue
Une goutte de rosée
Un amour d'oiseau peureux
Ils cassent le monde
Avec leurs marteaux pesants
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez, mon cœur.

Voilà. Ça se trouve dans Je voudrais pas crever, disponible aux bonnes éditions 10/18. Un recueil qui renferme quelques chef-d'œuvres, dont le poème « éponyme », comme disent les cons.

*

Et puis, avant de vous quitter, je voudrais lancer un appel à l'entité mystérieuse qui, de l'Université de Lille, visite ces pages avec une assiduité qui frise la démence (une moyenne de 5-6 pages par jour, quand même !). Entité mystérieuse, si tu es un robot de référencement, sache qu'un jour l'être humain triomphera de la machine. Et si, en revanche, tu es toi aussi fait(e) de chair, de sang et de lexomil, j'aimerais bien que tu m'expliques quelle perversion te pousse à occuper tes journées de façon aussi malsaine !