Bienvenue chez les zombis
29/05/2004
Quand j'avais quatorze ans il y a donc dix-huit ans (ça ne nous rajeunit pas ma bonne dame), j'avais écrit une nouvelle très nunuche où un type errait dans les rues, et ne croisait que des gens au regard vide. Ça fait que, sans le savoir, j'étais drôlement prémonitoire, dans le genre ado-romantique-à-cheveux-longs. Parce qu'après trente siècles de civilisation opiniâtre, l'être humain a enfin inventé l'objet dont aucun animal qui se respecte ne voudrait pour rien au monde.
L'objet, déjà. On pourrait penser qu'il faut être sérieusement ramolli des neurones pour avoir envie de claquer une fortune (ou se marier 24 mois de plus avec son fournisseur), pour le seul plaisir de s'offrir le dernier Nokia-qui-fait-des-bulles-en-couleur, ou l'incroyable Samsung-qui-fait-prout-quand-ça-sonne, alors qu'on a encore un bon vieux téléphone en état de marche. Pourtant, ça marche ! Les gens foncent tête baissée et le pire, c'est que ça leur plaît.
Et je parle pas des nuisances. Avant-hier, je me suis arrêté pour boire un café dans un établissement cosy du centre-ville où je n'avais pas mis les pieds depuis dix ans. Un gars qui avait oublié son cerveau à la maison est venu s'asseoir à côté de moi en dodelinant de la tête. Son téléphone braillait la soupe de Fun Radio. Non seulement cet imbécile n'aurait jamais soupçonné une seconde qu'il polluait mon univers sonore, mais en plus, il me lançait des regards souriants : il cherchait mon approbation, ce con ! Car dans son échelle de valeurs, il n'y a rien de plus désirable qu'un téléphone couleur-wap-polyphonique-avec-des-tas-d'options, ni meilleur loisir qu'écouter Fun Radio. Je l'ai longuement observé, je vous jure qu'il attendait sincèrement que je lui dise merci pour avoir ainsi égayé mon moment de solitude !
Y a pas que l'objet, qui m'énerve. Y a l'asservissement, aussi. Vous avez entendu cette pub, où Muriel Robin engueule un ami à qui elle téléphone « depuis une heure » et à qui elle est obligée de laisser un message parce qu'il n'a pas pris l'option « transfert d'appel » ? Avec moi, chère Muriel, tu friserais l'infarctus : je connais des gens qui ont essayé de m'avoir pendant des mois, sur mon portable.
Je déteste le rapport de servilité qui s'instaure entre deux individus dès qu'il est question de téléphone. On ne vous a jamais fait le coup ? On ne vous a jamais demandé « t'étais où ? », avec un regard pas aimable, parce que vous n'aviez pas décroché votre bidule ? Pourtant, vous vous rappelez que vous avez le DROIT de ne pas être joignable, et aussi celui d'être où vous voulez, quand vous voulez, aux moments où vous n'avez pas d'autre obligations que celle de vivre votre vie comme ça vous chante ?
Finalement, tous ces médias qui nous assourdissent, c'est bien pratique. Tant que les gens sont devant TF1, ils ne sont pas en train de se demander comment ils vont changer le monde. Et tant qu'ils ont des portables, ils sont tellement occupés à se fliquer eux-mêmes que les gars des Renseignements Généraux peuvent boire un café tranquille.
Quant à moi, ce n'est pas une blague : si un jour vous avez vraiment besoin de me joindre en urgence, envoyez-moi un mail. Parce que le téléphone portable, je n'avais déjà pas l'habitude de l'allumer toutes les semaines, mais là, je crois bien qu'il va finir à la benne à ordures.
Heureusement, il y a encore de belles choses dans ce bas-monde. Dans un arbre de mon jardin, Madame Tourterelle couve. Eh bin ça ne rigole pas. Vous savez comment c'est, les tourterelles. C'est du genre méfiant. Rien à voir avec les pigeons qui vous mendient un bout de pain au coin de la rue et qui sont tellement cons qu'on a presque envie de leur acheter un téléphone portable. La tourterelle, c'est altier, ça ne parle pas aux inconnus, et ça n'aime pas les gens (c'est fou ce que je les trouve sympathiques, ces oiseaux). Sauf que là, Madame Tourterelle, elle est bien obligée de supporter ma présence. Elle se tapit tant qu'elle peut pour que je la voie pas, elle me fixe avec deux petits yeux mauvais, elle tremble de trouille, mais elle ne peut pas quitter ses œufs. Elle est indéboulonnable : elle ne bougera pas une plume tant qu'ils n'auront pas éclos. Tant de volonté pour donner la vie à des oisillons qui iront se faire flinguer par des chasseurs alcooliques, ça m'émeut. Alors je sème des miettes au pied de son arbre, en espérant que Monsieur Tourterelle aura la galanterie de les lui apporter. Pour l'instant, ce sont les hirondelles qui ont tout bouffé, mais ne je désespère pas.
« Et s'il restait
Un oiseau
Et une locomotive
Et moi seul dans le désert avec l'oiseau et le chose
Et si l'on disait choisis
Que ferais-je
Que ferais-je ? »
(Boris Vian, « Elle serait là si lourde », dans Je voudrais pas crever, son plus beau recueil de poésie)